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Récit de Rafaël, une journée bien remplie

5h du matin ! le téléphone sonne l'heure du lever. Enfiler les affaires sales de la veille (penser à faire une lessive dès que j'en aurai le temps), avaler un thé chaud bien tassé au miel (je mangerai dans la matinée), vérifier le sac-à-dos (la trousse de soin le portable les jumelles les croquettes des patous les vêtements de pluie de l'eau et de quoi manger, c'est bon) et il est temps de prendre la route, 45 minutes de marche vers le fond de l'estive, derrière le plateau des vaches, où couchent les brebis, pour y être avant le lever du soleil...

Le début de saison est tellement difficile que mes chiens démarrent au ralenti, encore crevés de la veille. Pourtant ils sont déjà devant, heureux comme tous les matins de partir pour une nouvelle journée.

Écho, le jeune mâle, a l'air d'aller mieux. Je suis infiniment soulagé : la journée d'hier a été très dure.

Je suis rentré vraiment tard dans la nuit à la cabane, après être allé chercher un lot de brebis perché vers l'Abeillé. Je ne voulais pas les laisser là. Ce lot de brebis a pris l'habitude d'aller chercher de l'herbe dans ce coin, et si on les laisse faire elles continuent d'avancer et se retrouvent sur un versant rocailleux très difficile d’accès. Je les ai maudits, mais malgré la fatigue et l'heure avancée il fallait y aller.

J'ai d'abord grimpé en direction du col de la Hourque, avançant péniblement dans les rhododendrons qui envahissent ce secteur avant de bifurquer vers l'Abeillé. C'est la première fois que je passais par là. D'habitude ces brebis sont plus bas et je connais le chemin pour aller les chercher. Mais là elles étaient vraiment haut les garces. J'ai grimpé, grimpé, j'ai cherché une passade tout en hauteur pour pouvoir les contourner et éviter de les pousser dans la mauvaise direction. Je me suis retrouvé coincé sur une corniche, ça ne passait pas. J'avais la trouille. Je suis redescendu un peu et j'ai fini par faire ce que je ne voulais pas faire : passer sur un névé, immense bloc de neige compact qui met une bonne partie de l'été pour fondre. J'ai pu accéder au petit replat sur lequel les brebis se trouvaient, je les ai contournées mais ce coin est tellement mauvais que j'ai dû aller loin pur être certain de n'en laisser aucune derrière. J'ai cherché des passades pour progresser, avançant toujours, redescendant même dans des gorges pour fouiller les recoins, me retrouvant sur de nouveaux replats. J'ai tellement insisté pour n'oublier aucune brebis qu'en faisant demi-tour je ne reconnaissais plus le chemin que j'avais emprunté. J'ai dû regrimper en sens inverse, rechercher ma route et je pensais ne pas retomber sur la passade dans le névé qui m'avait permis d'accéder à ce coin. J'étais crevé. Les chiens ont suivi, on a pu ramener les brebis, mais ça a été physiquement très éprouvant.

En rentrant de nuit à la cabane mon plus jeune chien était exténué. Il était trop jeune pour me suivre autant, je n'aurai pas dû forcer. Il s'est allongé sur le sol devant le poêle et ne bougeait plus du tout. Il avait l'air mort. Les coussinets de ses pattes étaient brûlants. Il n'a pas touché à sa gamelle.

Il était tellement à bout de force qu'il s'est pissé dessus.

 

***

 

Sur les estives où il n'y a qu'un poste, les bergers et les bergères se retrouvent seul.es pendant plusieurs mois. La question de la solitude revient souvent lorsqu'on parle de garder un troupeau en montagne.

 

Personnellement je ne ressens pas du tout cette solitude, car à bien y regarder, entre les vaches auxquelles je dois jeter un œil, les brebis et les patous, je me sens toujours entouré sur l'estive.

D'abord il y a les vaches. Elles sont encore couchées quand je passe dans leur secteur le matin. Lorsqu'elles se lèvent, je suis déjà plus haut et je jette un coup de jumelles pour les observer, voir si il y a des boiteuses, si tout le monde se suit, si tout va bien. Quand je rentre à la cabane je peux les observer de près, aller en voir une qui semble isolée à l'occasion.

Ensuite il y a les brebis. Elles sont comme des individus. On à nos bonnes têtes, nos chouchous, celles que l'on cherche du regard et qui donnent des indices pour voir si toute la troupe est là. On finit par les personnaliser. On les surveille, on veut qu'elles soient bien, on leur parle, on les engueule, on leur donne des petits noms (Barry White, Cruella, les 2 Marrons, l'Espagnole, N'a-qu'un-œil ...) on les bichonne. Elles sont comme une immense troupe de plusieurs centaines d'enfants que l'on garde dans la montagne. Une grosse colonie de vacances quoi.

 

Et puis il y a les chiens.

Les chiens sont d'abord un outil de travail indispensable, pour conduire le troupeau -le mener au parc effectuer les soins, le mener sur la zone que l'on veut faire pâturer- pour ramener un lot de brebis parti à l'aventure dans une zone où l'on ne souhaite pas les voir. Les chiens sont aussi un outil de contention pour soigner les brebis en dehors du parc, en libre, en isolant un lot et en permettant de manipuler un individu à soigner.

Mais les chiens sont aussi une formidable compagnie. Ils sont toujours partant, toujours prêts dés 5h du matin pour aller retrouver les brebis à la couchade, spontanément enthousiastes de cavaler toute la journée lorsqu'il s'agit de ramener un lot parti faire un tour derrière les crêtes en Espagne par jour de brouillard. Ils nous suivent partout, par tous les temps, dans toutes les conditions. Ils supportent nos humeurs, l'allégresse, les caresses, mais aussi les coups durs, la fatigue, la chaleur, et le ton qui monte quand les choses nous échappent. Et si les choses nous échappent, si les chiens ne font pas le travail comme il faut, c'est qu'on leur a mal montré comment faire. Ça n'est pas de leur faute mais de la nôtre, car ils sont à notre écoute. Ils partagent les nuits de repos, l'aube et les beaux jours, ils partagent la marche et la sieste au soleil, mais ils partagent aussi le manque de sommeil, l'épuisement, ils partagent le dénivelé à s'avaler pendant des heures, le brouillard, les orages, la grêle... Ils partagent les rires comme les pétages de plomb.

Ils donnent tout et seront toujours là quoiqu'il arrive. Ils représentent à cet égard un soutien et une compagnie infaillible. Quel soutien, quel moteur ! Quelle énergie ! Ils se sacrifieraient au travail : pour eux rien de plus normal.

C'est acquit, ce sont nos partenaires, nos compagnons de galère. On forme une équipe, soudée comme jamais.

Cet amour inconditionnel qu'ils donnent, mêlé à la fatigue en des moments difficiles -et il y en a ! ça fait parfois un sacré paquet d'émotions à gérer. Ces émotions, elles nourrissent mes jours. Le bonheur de ce travail réside là, dans l'intensité des émotions quotidiennes, bonnes ou mauvaises, que l'on vit pendant une saison, et les chiens sont toujours là, tous les jours, pour les partager.

Quand tout va bien, ils sont là. Quand tout va de travers, ils sont là aussi, nous accompagnant de leur enthousiasme brut et sincère.

J'essaie de ne jamais oublier ça pendant la saison, ça me motive plus que jamais.

 

Alors oui il faut avoir le goût de la solitude pour vouloir faire le berger, et pendant la saison je ressens de l'isolement, peut-être, mais grâce à mes chiens jamais, jamais de solitude.

 

AMOUR CHIENS.

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